Pour ce 5ème numéro de Femmes et Médias, je suis ravie d’accueillir Emilie Blachère, reporter à Paris Match et auteure de « Une fleur sur les cadavres. Sur les traces des chasseurs de bourreaux » aux Editions Plon.

Dès le début de l’entretien, je comprends que j’ai à faire à une femme passionnée, de convictions, qui a le goût du terrain, qui aime se confronter à la réalité pour mieux comprendre le monde qui l’entoure et nous livrer des récits vrais, forts et poignants.

Le parcours d’Emilie est particulièrement intéressant puisqu’avant de devenir journaliste, elle a entamé des études scientifiques. A première vue, la passerelle entre ces deux mondes n’est pas forcément évidente mais à force de travail, de détermination et de persévérance, Emilie a réussi à devenir journaliste et intégrer la rédaction de Paris Match.  

Des sciences au journalisme…avec très tôt, l’envie d’aller sur le terrain

Au lycée, Emilie était passionnée par la biologie marine et l’océanographie mais elle se rend compte assez vite qu’une vie de scientifique, enfermée dans un laboratoire, ne la satisferait pas. Sa professeure de physique lui fît alors remarquer qu’elle la verrait bien dans le journalisme scientifique. Elle ne s’était pas trompée car Emilie ce qu’elle aime, c’est « raconter des histoires », et ses récits sont palpitants !  

« Plus jeune, je rêvais de parcourir le monde à la recherche des baleines, des dauphins, des orques ou des bélougas. J’avais une vraie passion pour tout ce qui concerne les cétacés. Au départ, je voulais même me spécialiser dans ce domaine (la cétologie) mais au final, j’ai réalisé que passer des heures dans un laboratoire, était loin de mon rêve d’aventure. Ce que j’aimais c’était ceux qui racontaient les histoires. Je fais partie de « la génération Ushaïa » et j’étais fan de toutes les émissions en lien avec la nature et l’environnement. Je lisais aussi beaucoup la presse scientifique, comme Science & Vie ou National Geographic. »

Fort du bon conseil de sa professeure et de son envie de « raconter des histoires », Emilie, alors en seconde, se renseigne pour savoir comment passer des sciences au journalisme. Elle découvre que l’ESJ (Ecole Supérieure de Journalisme) de Lille propose une section « journaliste scientifique », accessible sur concours avec un Bac+4. Aucune hésitation, Emilie est déterminée à intégrer cette école. Après son bac, obtenu au lycée Vauvenargues, près d’Aix-En-Provence, Emilie intègre l’Institut Méditerranéen d’Océanographie au sein de l’Université de Lumini, à Marseille et décroche son Master en océanographie et biologie marine.

Pour mener à bien son projet, Emilie suit pendant un an une préparation au concours d’entrée à l’ESJ de Lille. Pendant cette année (2005), elle n’a cessé de pousser les portes des rédactions et de développer son réseau de contacts. Car Emilie, elle ne lâche rien et a, depuis toujours, le goût du terrain!

« Cette année de préparation m’a énormément enrichie, j’ai découvert plein de choses ! Elle m’a permis de m’ouvrir au monde politique, économique, historique…et aussi, d’entrer dans une rédaction, celle de Radio France, où j’ai d’abord fait un stage pendant l’été chez France Bleue Provence puis, j’ai enchaîné sur un CDD, où j’étais préparatrice d’une émission sur les médias. C’était très fun et j’ai eu un énorme coup de cœur pour le monde du journalisme, j’ai adoré l’adrénaline du terrain, le contact avec les gens. Au final, cette expérience m’a confirmé que je ne voulais pas faire de journalisme scientifique et que c’était l’actualité qui me passionnait ! A cette époque, je lisais Le Monde tous les jours. J’étais fascinée par les histoires des conflits géopolitiques et les news.»

Le concours réussi, Emilie fait son entrée à l’ESJ de Lille, ce qui lui permettra ensuite de rejoindre la rédaction de Paris Match, en juillet 2007. Là aussi, un professeur (de la section généraliste) jouera un rôle essentiel.

« A l’époque, Paris Match offrait chaque année un CDD de trois mois à l’un des élèves de l’ESJ de Lille. L’un de mes professeurs m’a conseillé de postuler, c’est ce que j’ai fait. Lors des entretiens, je me suis retrouvée face à un rédacteur en chef qui était très intéressé par mon parcours atypique. Au-delà de mon cursus scientifique, ce qui l’a surtout séduit, c’est que j’ai travaillé dans de nombreux journaux différents lors de mes stages à l’ESJ : le Monde, Glamour, la Provence, je pigeais pour la Lettre de la Musique…Mon CV un peu fou lui a plu car il était à la recherche de profils polyvalents, qui savent se débrouiller dans tous les milieux. C’est comme ça que j’ai réussi à décrocher un CDD chez Paris Match !»  

« La famille » Paris Match : des infos générales au reportage

Emilie réalise très vite qu’elle entre dans une rédaction renommée. Elle a d’ailleurs un lien quasi affectif pour ce magazine que sa grand-mère achetait, puis le passait à sa mère qui le lui passait à son tour. Une fois entrée à Paris Match, elle n’en est jamais partie, cela fait douze ans maintenant.

« Paris Match pour moi, c’est comme une grande famille : on s’aime, on se dispute, on se réconcilie. C’est un « dîner de Noël permanent » avec ses mauvaises blagues, ses blagues un peu lourdes, des moments plus légers, surprenants ou inattendus, de la jalousie, des accrochages…. Il y a un aussi un esprit de solidarité très fort : on est extrêmement présents les uns pour les autres et nous sommes pour la plupart amis. »

Pour son premier poste, elle intègre le service des infos générales de Paris Match.

« J’étais très heureuse et j’ai tout de suite mesuré à quel point j’avais de la chance d’intégrer la rédaction de Paris Match. Je me suis immédiatement sentie dans mon élément. » Et pour cause, le service des infos générales est celui qui traite du news et des sujets d’enquête. Cela signifie qu’à tout moment, Emilie est susceptible de partir sur le terrain pour couvrir une actualité. Aucun jour ne se ressemble, le quotidien est rythmé par l’actu. Le bonheur pour Emilie !

« Pendant ces trois mois, j’ai énormément travaillé et j’ai traité des sujets assez incroyables, comme la crise entre les Wallons et les Flamands en Belgique, je suis allée en Suède pour comprendre pourquoi elle est soi-disant la ville la plus écolo du monde ?, je suis partie à la poursuite de Bard Pitt en Provence avec des paparazzi, j’ai embarqué avec l’explorateur scientifique Laurent Ballesta (photographe naturaliste et biologiste marin) qui m’emmène avec lui sur une plongée à Villefranche-sur-Mer….Après 1 an d’école, je revis car je suis sur le terrain et c’est ce que j’aime . Je remercie l’ESJ de Lille qui m’a donné l’opportunité d’avoir ce poste à Paris Match ! »

Ce terrain, c’est quelque chose de très ancré chez Emilie, on pourrait même dire de viscéral. Tout au long de notre entretien, elle m’en a parlé avec passion et conviction. C’est donc assez naturellement qu’elle devient journaliste reporter, ce qui lui permet de «sortir de la rédaction ».  

« J’aime profondément les gens. Je fais ce métier parce-que j’adore aller à leur rencontrer, même si c’est souvent dans des moments terribles de leur vie. J’admire leur courage, leur bravoure et leur dignité. Raconter leur histoire est essentiel pour qu’elle ne tombe pas dans l’oubli. » 

« Je suis très attachée à ce terme de « reporter » et je l’utilise volontiers pour décrire mon métier car pour moi, un reporter c’est un journaliste qui va sur le terrain. Et je ne vous parle pas forcément des zones de conflit comme la Syrie, l’Irak, le Chili ou Hong Kong. En ce qui me concerne, il s’agit très souvent de reportages liés à un fait divers en France. »

C’est quoi un « bon reporter » ?

« Je pense qu’un bon reporter, c’est d’abord quelqu’un d’honnête face à son interlocuteur, lorsqu’on le rencontre pour recueillir sa parole. C’est aussi quelqu’un de rigoureux, dans sa manière d’aborder et de traiter le sujet. Il faut parfois réunir en amont pas mal d’informations et se documenter. Un bon reportage nécessité souvent d’avoir du temps. C’est pour moi la chose la plus précieuse dans mon métier. J’ai la chance de travailler dans un média qui a le temps, ce qui n’est pas le cas de tous les journalistes. Et pourtant, il faut vraiment se donner le temps de vérifier une info, de recouper ses sources, sinon, on en arrive à des situations comme celle de Xavier Dupont de Ligonnès où tout s’emballe, on est dans la course au scoop. Aujourd’hui le phénomène est d’autant plus amplifié avec les réseaux sociaux, notamment Twitter. Il faut rester très vigilant. Parfois je peux mettre six mois avant d’obtenir quelque chose et Paris Match me donne le temps de bien préparer mon sujet.

Un bon reporter est aussi quelqu’un qui n’a pas peur de parler aux gens et croyez-moi, parfois c’est pas évident. Quand on est dans un milieu hostile où la presse n’est pas vraiment bien accueillie ou dans le cadre d’une histoire terrible, ça peut être compliqué d’aller frapper chez les gens. Je pense par exemple à l’affaire Sophie Lionnet (cette jeune fille au pair à Londres qui a été sauvagement assassinée par sa famille d’accueil). Quand je suis allée taper à la porte de sa mère, j’avais une boule dans le ventre…Après, je respecte aussi beaucoup les gens, je fais mon maximum pour recueillir leur témoignage, car c’est mon métier mais j’accepte aussi qu’ils disent non. Je respecte leur deuil, leur douleur, leur tristesse et le fait qu’ils ne veuillent pas en parler. Ça fait partie du métier. »

Parmi ses reportages, Emilie se souvient avec émotion, de celui sur les origines du Sida (A la recherche du point zéro), réalisé en 2015 avec son ami Alvaro Canovas, photo-reporter pour Paris Match : « C’était une aventure assez dingue partie d’une mini brève à la radio et dans un journal à propos de scientifiques français qui auraient trouvé le point zéro du SIDA dans une forêt du Cameroun. En un mois, nous avons monté le sujet et l’avons fait accepter à la rédaction. On est allé sur place pendant quinze jours et c’était incroyable : j’ai pris des pirogues, un 4×4 pour faire 48h de brousse, emprunté des sentiers perdus en pleine forêt… nous étions totalement coupés du monde mais Paris Match nous a fait confiance. On est revenu de cette expédition scientifique avec un reportage de dix pages, c’était un sujet extraordinaire ! » Preuve que chez Paris Match tout est permis et qu’il y a dans ce journal une grande liberté de ton, voire de la folie. Comme le dit Emilie, « C’est un journal où on peut encore rêver !»

Au cours de notre entretien, Emilie est aussi revenue sur sa belle rencontre avec José Anigo, ancien entraineur de l’OM, qui lui a véritablement ouvert son cœur lors d’une interview publiée en 2017 : « Je quitte Marseille qui a dévoré mon fils. »

J’ai aussi beaucoup aimé le reportage très riche qu’Emilie a publié en septembre dernier, à propos de la révolte sans précédent à Hong Kong et de ces milliers de manifestants qui luttent pour la liberté et la démocratie. A cette occasion, elle a rencontré Denise Ho, ancienne célèbre chanteuse de pop-cantonaise, devenue porte-parole du mouvement pro-démocratique. Je vous invite à lire son article : Hongkong, rencontre avec Denis Ho, porte-parole de la révolte.

Journaliste reporter, plus qu’un travail, un vrai mode de vie

Finalement quand on arrive à concilier sa passion avec son métier, on n’a plus véritablement l’impression de travailler et c’est le cas d’Emilie.

« Certes, journaliste reporter c’est un travail mais c’est avant tout une passion ! C’est une manière de vivre, je suis toujours sur le qui-vive, c’est parfois fatiguant mais tellement exaltant ! Je me rappelle lors de l’arrestation présumée de Xavier Dupont de Ligonnès à l’aéroport de Glasgow, je n’ai pas dormi de la nuit, je suis restée en alerte au cas où il y avait un scoop à traiter. Ce qui ne fut finalement pas le cas…Ce travail régit entièrement ma façon de vivre. Au début, c’est quelque chose que mon entourage n’a pas forcément compris, j’ai raté beaucoup de mariages, des anniversaires, des enterrements, interrompu des dîners pour partir sur le terrain. »

Mais alors, journaliste reporter, est-ce véritablement conciliable avec une vie de famille ?  « Aujourd’hui, j’ai la chance de partager la vie de quelqu’un qui est aussi journaliste reporter et nous sommes tous les deux animés par la même passion et on connaît les aléas du métier. Si l’un de nous deux doit soudainement partir, on se comprend. Cela fait partie de notre vie. La seule limite que je me pose aujourd’hui, depuis que je suis maman, c’est de déposer mon téléphone à l’entrée de chez moi pour me consacrer pleinement à mon enfant. Dans les faits, il s’avère qu’on est quand même souvent rattrapé par le métier mais cela ne m’empêche pas de trouver un équilibrer avec ma vie perso. C’est quelque chose de très important pour moi. »

Sur les traces des chasseurs de preuves en Syrie et en Irak

Emilie est d’autant plus consciente de cet équilibre fragile entre vie pro et perso qu’elle a déjà perdu des amis, et même son précédent compagnon, le photographe de guerre Rémi Ochlik, dans des circonstances tragiques. Il fût assassiné à Homs, en Syrie, le 22 février 2012, aux côtés de la journaliste Marie Colvin, grand reporter au Sunday Times, par les troupes de Bachar al-Assad lors du pilonnage d’une maison transformée en centre de presse dans le quartier rebelle de Baba Amr.

Elle en a d’ailleurs fait un livre « Une fleur sur les cadavres. Sur les traces des chasseurs de bourreaux » dans lequel elle raconte sa quête pour aller à la rencontre des chasseurs de preuves en Syrie et en Irak. Ces chasseurs sont des enquêteurs de toutes nationalités qui collectent des preuves contre les  bourreaux de Damas, Mossoul, Palmyre ou Alep en vue de leur comparution un jour devant une Cour pénale internationale. Pour Emilie, ce travail fût à la fois une quête personnelle qui l’a aidée à faire son deuil et une véritable enquête journalistique pour faire la lumière sur des faits qui relèvent du crime de guerre.

« Tout a commencé en septembre 2015 lorsqu’on m’a demandé de travailler sur les crimes de guerre commis en Syrie et en Irak en me posant une question très intéressante qu’à ce moment-là personne ne se posait : est-ce qu’il y a des gens qui enquêtent sur ces crimes ? est-ce qu’il y a des preuves qui sont mises à l’écart ? est-ce qu’un jour on imagine qu’il y aura des procès devant une cour pénale internationale ? Je me lance alors dans cette quête passionnante. Je mets quasiment un mois pour débroussailler le terrain tellement c’est opaque et nébuleux. A ce moment-là, de manière tout à fait inattendue, je rencontre Scott Gilmore, l’avocat américain de Marie Colvin qui était lui-même en train de mener une enquête contre Bachar al-Assad. Après cette enquête passionnante qui a duré six mois, j’ai publié un très grand papier dans Paris Match (De Syrie en Irak : chasseurs de bourreaux) puis j’en ai fait un livre. Pour moi, c’était essentiel de raconter l’histoire de ces gens qui vont récolter les preuves sur des terrains de guerre, qui les mettent à l’abri pour que plus tard les victimes aient droit à un procès, qu’il y ait une justice. Je trouve que leur démarche est d’un courage inouï et je suis en totale admiration avec ces gens-là. Ils m’ont aussi redonné espoir car la Syrie, est un pays qui a longtemps représenté un tas de morts, du sang, des larmes, où règne le chaos…d’où le titre de mon livre « Une fleur sur les cadavres…. » pour montrer que grâce à leur travail, la vie peut reprendre. »

Difficile de dire si un jour il y aura un procès de Bachar al-Assad devant une cours de justice internationale mais Emilie m’a confirmé que des enquêtes communes au niveau international sont actuellement en cours pour arriver à punir certains criminels de guerre réfugiés partout dans le monde.

« Il y a une réelle volonté au niveau des justices nationales (France, Allemagne, Pays-Bas, Belgique….) pour que ces crimes ne demeurent pas impunis. Pour avoir aussi discuté avec beaucoup de victimes, je crois qu’elles ont besoin que justice soit faite pour les aider dans leur travail de deuil. La justice est salutaire. »

Pour terminer notre conversation, nous avons évoqué l’entretien que j’ai eu avec Sonia Dridi pour Femmes et Médias car il se trouve qu’Emilie et Sonia se connaissent.

« Je crois que nous avons toutes les deux la même vision de notre métier que nous l’exerçons avec passion. Je l’apprécie beaucoup car je la trouve très humaine en ce sens que comme moi, elle aime profondément les gens et ça se ressent tout de suite dans sa manière d’être et de travailler. »

Pour son prochain reportage, Emilie vous donne rendez-vous en Antarctique….à lire bientôt dans Paris Match !